Pro Mundo Beneficio, « Au service du monde », c’est la devise qu’adopte la jeune république du Panama, cet État confetti promis à une destinée mondiale, en accédant à l’indépendance en 1903. L’intérêt, déjà présent aux débuts de la colonisation, de percer un canal permettant de relier les océans Atlantique et Pacifique ressurgit dans le sillage des indépendances hispano-américaines, sous la plume de Simon Bolivar d’abord et plus encore après la découverte de gisements d’or en Californie et l’explosion des liaisons maritimes permise par le développement de la navigation à vapeur. C’est dans ce contexte d’une nouvelle étape de la mondialisation, suite à la construction d’un chemin de fer transisthmique et après l’inauguration triomphale du canal de Suez, que prend corps le projet de communication interocéanique. En 1879, le congrès international réuni à Paris par Ferdinand de Lesseps opte pour le département colombien du Panama parmi les différents tracés possibles, la Compagnie universelle du canal interocéanique du Panama étant créée l’année suivante. Démarre la période dite du « Canal français » qui, au bout de dix ans, conduira à la banqueroute de la Compagnie. Dans un contexte de reconfiguration des équilibres géopolitiques, la guerre hispano-américaine de 1898 révèle aux États-Unis l’importance stratégique de contrôler un futur canal reliant la côte Pacifique et le bassin des Caraïbes. Alors que la Colombie sort très affaiblie de la Guerre des Mille Jours (1899-1902), les événements se précipitent : le 3 novembre 1903, une insurrection ourdie par des élites de l’isthme proclame sans coup férir l’indépendance du Panama et, en quelques jours, l’administration américaine obtient de la toute jeune république la concession à perpétuité de la « Zone du canal ». Sa devise, The Land Divided, the World United, augure bien des sacrifices qui seront imposés au jeune État panaméen et à sa population… Washington y établit des bases militaires chargées de veiller à la stabilité de l’isthme et aux intérêts politiques et économiques nord-américains. La sécession de 1903 – ou « rapt de Panama » – suscite l’inquiétude des chancelleries européennes et alimente aussi un violent et durable regain d’anti-impérialisme chez certains intellectuels latino-américains. Le percement du « Canal américain », bientôt célébré comme l’une des sept merveilles du monde moderne, s’achève en 1914, quand éclate la Première Guerre mondiale, illustrant par là-même la redéfinition des relations euro-américaines et interaméricaines en cours.
Depuis les événements de 1903, le jeune État n’a de cesse de prouver sa légitimité sur la scène internationale et de renégocier les clauses du traité qui le lie à son protecteur nord-américain. Engagé parallèlement dans un processus de construction nationale, il cherche à se doter d’infrastructures modernes, ainsi qu’à cohésionner sa population et à affirmer son identité par les symboles qu’il adopte et l’organisation de différentes commémorations. Depuis le IVe centenaire de Balboa (1913) et celui de la fondation de la ville de Panama (1919) jusqu’au centenaire du Congrès de Panama (1926), il revendique aussi bien ses racines coloniales que bolivariennes, affirmant de cette façon sa place au sein de la famille hispanique et latino-américaine. La montée du nationalisme face à la mainmise nord-américaine, le délitement du pacte social résultant de la domination oligarchique et les contradictions du modèle de développement inauguré trente an plus tôt conduisent au coup d’État de 1931. Finalement, c’est en 1936, dans le contexte d’une « politique de bon voisinage » non dénuée d’ambiguïtés, que le Panama obtient une première renégociation du traité le liant aux États-Unis, une étape fondamentale dans le recouvrement de sa souveraineté et dans le long chemin qui lui permettra, presque un siècle après son indépendance, d’obtenir le contrôle du canal interocéanique.
Dans une perspective d’histoire globale et d’histoire transatlantique, on s’intéressera aux enjeux internationaux que soulève la trajectoire de ce territoire, véritable pivot des Amériques et pont entre l’Europe et le « Nouveau Monde », à un moment d’émigration transatlantique massive et de redéfinition des équilibres mondiaux. Sur le plan économique, le Canal de Panama devient, à partir des années 1920, une artère essentielle du trafic maritime mondial et permet une progressive montée en puissance des échanges commerciaux avec l’Europe et la côte Pacifique. Sur le plan militaire et stratégique, il assoit durablement la prééminence des États-Unis dans cet hémisphère occidental qu’ils cherchent à unifier sous l’égide du panaméricanisme. Mais la communication interocéanique est également porteuse d’imaginaires qu’il conviendra d’interroger.
Véritable triomphe du progrès et de la technique, le canal opère une éclatante mise en scène du mythe prométhéen d’une nature sauvage et hostile domestiquée par l’homme, tout un symbole pour des États-Unis qui voient dans la Zone du canal un laboratoire des Tropiques disciplinés par leur action civilisatrice. Mais ce récit de la modernité triomphante – repris par les élites de l’isthme – a aussi un revers, celui d’une « modernité hybride », qui reflète de façon aiguë les contradictions et limites d’un modèle de développement promu par une oligarchie incapable de résoudre les fractures sociales et culturelles du pays.
Point de contact entre les Amériques, le Panama est célébré comme un lieu de rencontre et de fusion harmonieuse des « races » latine et anglo-saxonne, creuset ethnique et culturel où convergent les peuples du monde entier, symbole de paix en une époque où triomphent les nationalismes et les rivalités impériales – tout particulièrement en Europe – et havre de stabilité dans une Amérique centrale en proie aux divisions. Mais la réalité sociale est tout autre et reflète de profondes inégalités, un racisme multidimensionnel (envers les Panaméens hispanophones, envers les travailleurs de couleur, envers les populations autochtones kunas…) en même temps que d’indéniables échanges et transferts culturels. Ainsi, tensions politiques, débats intellectuels et juridiques, mobilisations syndicales et étudiantes ont marqué l’avènement de nouveaux acteurs et contribué à forger la nation panaméenne et son identité.
Il faudra interroger ce paradoxe inhérent au Panama et à sa fonction d’isthme, un lieu qui relie tout autant qu’il sépare, comme l’exprime sans nuance la devise de la Zone du canal. Car ce sont bien ces réalités qui ont accompagné la construction nationale d’une république qui prend corps sur cet « isthme serpentin, étroit ruban, flottant, pour ainsi dire, entre les deux masses continentales », comme l’a décrit le géographe Élisée Reclus en 1891.
La question pourra être abordée selon cinq axes thématiques principaux :
- Le percement du canal de Panama : ses acteurs, ses défis, ses étapes, ses lectures
- Les nouvelles circulations sur le « Pont du Monde » et leurs impacts économiques, démographiques et humains
- Le contrôle des deux mers et la reconfiguration des équilibres euro-américains et panaméricains
- La construction nationale du Panama (passage de la période colombienne à la période républicaine, infrastructures étatiques, communications et intégration du territoire, politiques éducatives et symboliques), ses acteurs et ses défis
- Le canal à l’aune des imaginaires et valeurs qu’il incarne, des combats menés et des idéaux portés (hanséatisme, cosmopolitisme, internationalisme, modernité, progrès)