Je ne raconterai pas mon chemin à autrui. J’ai pris des photos un peu partout, sauvegardé les prénoms des gens croisés, noté les principaux événements et je vais m’empresser1Finalement, je l’ai fait en décembre, une fois le délai de décence passé. de tout écrire sur traitement de texte, photographies à l’appui, pour mes propres souvenirs – mais je ne vois pas l’intérêt de raconter à autrui un chemin personnel, ni en détail ni même de manière plus synoptique.2Peut-être de manière fragmentée et elliptique pour que chacun puisse s’en faire une idée fausse mais sienne et ne cherche pas la vérité du récit… C’est soit pédant de considérer que ses souvenirs ont une quelconque valeur historique ou littéraire, soit aussi pénible que des gens qui, au retour de leurs vacances, veulent revivre leur voyage le temps d’un soir de séance photos où ils prennent des amis en otages, qui n’ont pas vécu ces moments et n’arrivent à les ressentir que par empathie forcée… Les lecteurs qui, comme moi, auraient fait la voie de Tours, la première moitié du chemin du nord, puis le chemin primitif et la fin jusqu’à Muxia et Fisterra, pourraient s’amuser à comparer leur chemin avec le mien, mais ce jeu des (soixante-dix-)sept différences est assez ridicule. Nous faisons de toute façon tous des chemins différents selon notre budget, nos choix de logement, la météorologie, le choix du découpage des étapes et quelques éléments de hasard, si bien qu’aucun chemin ne peut être identique.
Et puis un récit de voyage n’a de valeur que s’il est un témoignage historique3Qui n’avait donc au moment de sa rédaction aucun intérêt mais qu’on ressort des années plus tard pour ce qu’il nous apprend de son époque. ou journalistique évoquant des endroits qui sont fermés à la plupart de tous4C’est bien pour ça que j’ai envie d’apprendre le russe et aller visiter la Russie l’année prochaine, une fois le nouveau Rideau de fer installé… ou s’il a valeur sociologique. Peu d’auteurs produisent des récits intéressants et je ne vois pas que le mien ait un tel potentiel ; celui de Rufin, Eternelle randonnée, meilleure vente de la littérature jacquaire, que j’ai écouté il y a quelques années, n’avait que peu d’intérêt malgré le talent de l’écrivain.
Je me contenterai de quelques considérations sociologiques qui m’ont frappé, hormis la question de l’absence d’engagement religieux que j’ai traitée dans « Redonner un sens chrétien au chemin de Compostelle ».
Triomphe de la société du spectacle
D’une part, j’ai été assez attristé de voir que la société de consommation avait gagné le chemin. Ceci n’est pas étonnant dès lors que l’Eglise a largement démissionné et que le monde l’a récupéré. Je ne parle cependant pas par là des boutiques de souvenirs de Santiago de Compostela que je peux comprendre, chacun voulant garder un souvenir et un trophée de son parcours mais de cette façon de parasiter l’image et l’aura du chemin ou l’idée-même de pèlerinage sans accepter d’en payer le prix. Il n’est pas de notre faute – même si des extrémistes diraient qu’on n’a qu’à s’en passer – si nous avons des cartes bleues, des téléphones portables pour suivre le chemin et ne pas se perdre voire rester en contact avec d’autres marcheurs, et des avions qui nous remmènent à la maison une fois la marche terminée, bref si nous sommes des ersatz de pèlerins comparés à nos ancêtres moyen-âgeux. Mais porter son sac et enchainer les kilomètres me parait nécessaires. Certes, je pense que faire moins de 1000 km d’une seule traite n’a pas de sens et que, pour le coup, il faut ne le faire qu’une fois dans sa vie mais s’en donner les moyens, au lieu de butiner tous les ans des petits bouts, car la durée compte. Beaucoup, selon mes critères, ne sont pas des pèlerins modernes. Se faire porter son sac par des taxis m’a absolument choqué car c’est honteux, grotesque et menteur. Une fois5Et encore je suis loin d’avoir tout vu en ayant pris le chemin du nord et non le chemin français…, dernier sorti d’un refuge, en voyant tous les sacs accumulés dans l’entrée, j’ai eu envie d’en voler un, juste pour que la victime soit punie de cette fainéantise coupable.
Le chemin a donc été envahi par le monde du simulacre et du spectacle, où l’image du pèlerinage compte plus que le pèlerinage lui-même, où faire semblant suffit à des spectres pour apparaître et jouer à être. La coquille ne fait pas le pèlerin.6J’ai moi-même abandonné ma coquille Saint-Jacques à Zortza-Bolibar, à la faveur d’une coquille de métal achetée à la boutique du monastère, qui rappelé le symbole sans feindre être un pèlerin ayant été jusqu’au bout récupéré son souvenir sur la plage. Cette coquille s’est détachée de mon sac entre l’aéroport de Porto et de Bâle-Mulhouse, c’est dommage. Nous ne pourrons rien y faire tant que la croyance de le pouvoir miraculeux des reliques n’aura pas été rétabli (il ne le sera plus jamais, et je n’y crois pas moi-même) ou que les conditions de vie modernes n’auront pas été détruites (mais alors les gens n’auront pas la tête à se balader jusqu’en Galicie).
Le besoin de confort psychologique
L’autre point qui m’a interpellé était la création de groupes. Je passe sur l’identité du groupe qui est parfois étonnante, quand des personnes de langages ou d’âges différents décident de former une équipe et de ne plus se quitter, quand Nathalie l’Allemande s’attache à quatre francophones, quand Raquele l’Italienne forme un binôme avec Chelsea la Nord-Américaine, etc. C’est leur existence-même qui m’a frappé.
En effet, je concevais le chemin comme un moment de liberté fléchée durant lequel on définit plus ou moins une étape mais qui offre ce sentiment grisant de ne pas savoir où on va dormir le soir-même ni avec quels camarades de dortoirs ou voisins de tente. De sorte que cela permet de multiplier les nouvelles rencontres et de faire de toute réencontre avec des gens connus, des petites retrouvailles. Je n’ai donc pas compris que certains réservent leurs hébergements parfois quatre jours à l’avance (et bien plus pour des endroits et des moments particuliers), et ne trouvent pas triste de rencontrer tous les soirs le même groupe.
Mathilde, une jeune fille de vingt ans rencontrée sur la voie de Tours, avait ainsi décidée de se faire un périple seule de Poitiers à Saint-Jean-Pied-de-Port. Celle-ci était la caricature paradigmatique de la jeune sortie de science pipo, désireuses de travailler dans le développement durable comme tous les jeunes de son âge faisant se croyant faire partie de l’élite éclairée d’ingénieurs comtiens contemporains allant sauver la planète, son copain étant originaire de Mexico, ses parents vivant à Singapour et décidée à s’installer à la rentrée à Paris, bref, son profil étant à l’exact opposé des valeurs de ruralisme et de proximité du monde sobre et écologique qu’elle pouvait fantasmer7Ou alors, elle fera partie de l’élite méprisante, qui pollue sans compter pour aller expliquer aux pauvres qui n’ont pas les moyens de polluer beaucoup, qu’ils doivent se restreindre et cesser, s’il pouvait, le plus possible, d’exister… Or, si je la rencontrai seule à Saint-Jean d’Angély, elle s’attachât vite à Jacques le collectionneur de chemin et donneur de leçons, et Eric, au point de s’en faire deux papas et de ne plus marcher qu’avec eux toute la journée (au moins jusqu’au début des Landes, j’ai ensuite perdu contact avec eux). Je ne vois pas trop quel sentiment de liberté celle-ci a pu éprouver, bien moins que son expérience adolescente chez les Janettes, ainsi flanquer de son escorte.
Magali (Alsacienne), Steeven (Flamand), Jessica (Australienne), Pavel (Tchèque), Jan (?) (Danois), Ophelia (Nord-Américaine d’origine mexicaine) et Stephanie (Flamande) avait ainsi reconstruit une famille, dont Magali et Steeven étaient les parents quadragénaires, Jessica et Pavel les enfants trentenaires, Jan, Ophelia, Jan et Stéphanie les oncles et tantes… Planifiant ensemble leurs arrêts, établissants une division du travail tout à fait classique (les enfants ne faisaient pas la vaisselle et attendaient que les adultes réservent), je n’ai pas compris le besoin qu’avait ces gens – par ailleurs adorables et dans laquelle famille j’aurais pu être facilement intégré – de se retrouver ainsi comme cela en marge de leur tribu quotidienne pour s’en recréer une à l’étranger.
J’en passe beaucoup, mais le dernier qui m’a frappé était celui de trois Espagnols. Pilar et Lorena, deux jeunes trentenaires ou pas loin, étaient à une table, au bar d’une auberge, et Sergio, seul, trentenaire ou jeune quadragénaire, mit pas mal de temps avant d’aller leur parler et de s’asseoir à leur table. Moi-même, au moment de boire un verre, fuyant un groupe Erasmus (cosmopolite et fêtard) bruyant et à la table pleine de bouteilles8Nous étions dans un hameau perdu, on imagine qu’étant arrivé très tôt, ils avaient passé leur après-midi à converser et boire., je leur demandai la permission de me mettre à avec eux, perspective qui ne semblait pas d’abord plaire beaucoup au mâle, Lorena étant assez bien roulée et presque jolie. J’avais décidé de ne pas manger seul, et j’allais vers eux sans gêne au moins pour le temps d’un repas. Finalement, nous parlâmes pas mal, et le groupe de trois s’était formé, Sergio ayant convenu avec l’accord des dames, qu’ils iraient dans le même hôtel le lendemain. On était sur un groupe “touristique”, faisant moins de vingt kilomètres par jour et Lorena au moins se faisant porter ses bagages par taxi9Je n’ai jamais vu une femme de son âge, psychologue et fumeuse, aussi fatiguée qu’elle qui semblait exténuée. Mais il paraissait évident pour tous, que si je le voulais je faisais partie du groupe et que nous choisirions pour au moins les trois jours suivants (nous étions près de Muxia et de Fisterra, donc près de la fin) les mêmes points de chute. Or, non seulement parce que je marchais en moyenne plus vite qu’eux et que je ne me voyais pas dans un groupe, pour moi il n’en était pas question. Mais la rapidité avec laquelle se groupe d’abord poussif avait été crée, m’a frappé.
Bref, au-delà des quelques exemples que j’ai détaché, et dans lesquels je ne compte ni les vrais couples venus ensemble, ni les camarades rencontrés dans d’autres chemins et qui avaient décidé de marcher ensemble, donc les groupes spontanés, j’ai tout de même trouvé que les gens avaient besoin d’un grand confort psychologique.
Les autres, souvent en tente, l’endroit où il peut se passer des rencontres intimes sur la plage ou dans les campements sauvages isolés, cherchaient plus à rencontrer des partenaires sexuels, mais les quelques cas de couples dont j’ai eu vent – sauf un (Emil et sa très belle Tchèque) – s’étaient déclenché grâce, non pas à l’alcool mais aux joints – ayant ma tente mais ne fumant rien, ne me soupçonnez pas d’avoir été un chercheur d’orgasmes sur le chemin ! Je n’ai d’ailleurs pas compris pourquoi on pouvait s’attendre à multiplier les relations sexuelles dans des endroits sans intimité là où d’autres modes de vacances permettent de les créer facilement et de les multiplier ; tenter sur le chemin, c’est un peu irrationnel…
Peu de projets personnels originaux
Enfin, j’ai rencontré peu de personnes qui avaient un vrai projet. Sans évoquer même l’aspect religieux, je n’ai croisé que Jean-Michel, un gentil Vendéen qui dormait sous tente comme moi et souvent de manière sauvage, évoquant les larmes dans les yeux la difficulté à faire le deuil de son père, mais qui n’avait pas emporté d’objets transitionnels ou établi de rite ou de méthode pour le faire grâce au chemin. Raphaël, très bon guitariste, bruyant et sympathique, gros fumeur de joints et personne très joviale de 28 ans, venait sur le chemin pour mûrir – nous étions plusieurs à penser qu’il ne devait rien changer et que cette part de spontanéité infantile et naïve lui allait très bien.
Pour le reste, beaucoup de drogués du chemin, de collectionneurs, de membres d’une tribu informelle, de gens qui le font une fois parce qu’on en a entendu parler et qu’il faut le faire comme les Pyramides d’Egypte, le GR 20 en Corse ou Amsterdam… On pourra penser que par pudeur, peu de personnes disent tout haut leur but intime, mais je ne le pense pas, je pense plutôt que peu en avait véritablement et cela m’a aussi frappé.
Moi-même si je ne voulais pas aller à moi-même (cette part est assez ratée) ou marquer la moitié de ma vie, sans doute aurais-je abandonné, non pas pour des ennuis physiques lors de ma traversé du désert des Landes avec la canicule, la tendinite, la forêt artificielle sans ombre et les longues lignes droites de macadam à côté des voitures, mais parce que je ne savais plus trop quel sens tout cela avait de marcher sur ce chemin. Ensuite, dès Bayonne et surtout Irún, avec l’aspect plus social et festif offrant le profil d’une colonie de vacances itinérante, j’ai pu trouver le chemin attrayant, mais l’absence de surplus religieux et de quête de soi (ayant fait les scouts ou des voyages sans trop d’argent, j’étais habitué à dormir sous tente, à rester parfois sale, à manger des sandwiches, à me laver à un robinet de toilettes publiques, etc.) aurais pu me faire renoncer pour une meilleure allocation de mon temps et de mon argent. Je suis allé jusqu’au bout et je ne le regrette pas.
Photo d’entête : photo personnelle prise au couvent de Ziortzta-Bolivar, le 25 juin 2022, avec, de gauche à droite, Emil (Angleterre), un Franco-Tunisien qui vivait en Angleterre et dont j’ai oublié le nom, un inconnu, Emil (Slovénie), Agnèsz (Hongrie) et Leo (France)