Redonner un sens chrétien au chemin de Compostelle


Dans l’article « Trouver comment donner une dimension religieuse au chemin », écrit en janvier 2022 bien avant mon départ, je me demandais comment ne pas faire le chemin de Compostelle uniquement comme un défi sportif, une évasion du réel le temps d’une parenthèse, des vacances, ou un voyage nombriliste allant de ma ville de conception (Tours) ou ma ville natale (Strasbourg) à moi-même (Santiago), mais en garder tout de même un aspect de pèlerinage – quand bien même celui-ci n’aurait plus rien à voir avec la difficulté connue par les pèlerins du passé –, avec une dimension religieuse.

Mon expérience en 2022

Faible présence de l’Eglise

J’avais bien peur qu’on « se nourri[sse] de l’aura du religieux ou la grandeur de la monarchie comme [des] consommateur[s] » et j’étais bien en deçà de ce qu’est devenu ce chemin, abandonné assez globalement par l’Eglise, qui est devenu un chemin « culturel » européen sous la coupe de l’Union Européenne, pour ne pas dire un programme Erasmus de la marche à pied. De fait, j’ai croisé un grand nombre de collectionneurs de chemins qui s’enorgueillissent d’avoir fait six ou sept chemins, se tatouent des symboles jacquaires, font tourner leur vie autour du chemin de Compostelle, ne serait-ce comme bénévoles dans un refuge et prennent plaisir à faire partie de cette communauté invisible, mouvante et éparses.1Au départ, je trouvais cela inquiétant et louche. Revenu de mon chemin de 1500 km, je comprends cette envie de repartir et la frustration de ne pas avoir tout vu, mais pas de là à faire du chemin de Compostelle un mode de vie… Mais très peu qui donnaient une dimension religieuse au chemin. J’ai croisé, entre Irún et Santander, un prêtre italien avec qui je n’ai malheureusement pas parlé, mais il était assez étrange à vrai dire, partait très tôt, d’une rigueur méticuleuse – presque effrayante – dans tous ces gestes quotidiens pour dormir ou manger, peu avenant. Axelle et Chris, un couple franco-irlandais, essayait bien de s’arrêter les dimanches pour la messe, ou pratiquer leur religion sur le chemin, mais celui-ci n’avait pas de valeur religieuse en lui-même. Un Polonais et un Coréen aussi étaient dans ce même cas, encore que j’aie peu parlé avec eux, le premier étant au moins un collectionneur, très désagréable et le second pas très volubile.

Comment en vouloir cependant à ces marcheurs, puisque sur tout le segment français allant de Tours à Hendaye, il y avait très peu de présence catholique. Certes, la France est riche d’innombrables églises magnifiques, même dans les plus petites bourgades mais nous n’avons croisé aucun prêtre ou curé. Line – avec qui j’ai marché les cinq premiers jours de mon chemin entre Tour et Poitiers – chantait, pendant cinq minutes environ, des chants de louange, lorsque nous entrions dans les églises. Je la rejoignais aussi, passé ma première timidité, et j’ai continué cette pratique après son départ à Poitiers dès que je pouvais entrer dans une église et que j’y étais seul. Nous redonnions un peu de souffle à ces pierres, un peu de vie à ce gros instrument de musique qu’est une église, dont nos chants étaient l’âme, la musique valant pour le culte autant qu’une prière sinon plus.

Je pus assister à la très belle messe tridentine de l’église St Eloi à Bordeaux – qui m’a porté pendant deux jours, et d’autant plus que j’avais alors une tendinite à la jambe droite qui me me faisait boiter –, je pus m’arrêter un soir dans le refuge jacquaire des sœurs de l’ermitage Lamourous près de Pian-Medoc – où j’étais le seul des cinq hôtes à me rendre à l’office du soir –, je pus aller dans le refuge jacquaire de Saint-Paul-les Dax – où je discutai un peu avec un curé moderniste qui avait des réflexions de Protestant : qu’importe le rite et le bâtiment pourvu qu’il y ait le cœur – mais c’est tout en quelques 700 km. A Pissos, le remplaçant du père Claude Lestage, ne prenait plus de pèlerins dans son presbytère…

En Espagne, je pus dormir dans le monastère de Zortza-Bolibar et les quatre moines nous proposèrent un office – très austère – auquel la plupart des hôtes assistèrent tout en se pliant en quatre pour pouvoir loger tout le monde. A la défaveur d’un découpage d’étape, je ratais le monastère de Laredo, tenu par les sœurs trinitaires et dont on m’a dit du bien, mais je me suis arrangé pour être à Guëmes, dans la “casa del abuelo Peuto” qu’on nous avait décrit comme le meilleur hébergement de tout le chemin du nord puisqu’il en incarnait parfaitement l’esprit. Certes, l’ambiance colorée hippie et les mots de paix portaient un air de fraternité, mais le discours d’une heure par Alberto, ancien prêtre et descendant du propriétaire de la maison, dégoulinait de miel bienpensant qui cochait toutes les cases du cosmopolitisme béat et tombait dans l’anti-intellectualisme un peu facile. Là encore, peu de différence entre ce discours et des considérations gnostiques du Nouvel Age ou de la guimauve sympathique évangélique.

Initialement, je voulais « aller tous les dimanches à un culte ou une messe, et ne marcher que l’après-midi, 10-12 km reposants ». Or il n’est pas facile de se trouver le samedi soir à une dizaine de kilomètres d’une église pour y assister à la messe le lendemain vers 10h ou 11h. En effet, le pèlerin ne peut attendre entre quatre ou deux heures que la messe commence, et selon les hébergements qui lui sont proposés dans la région où il est, il n’est pas possible souvent de ne marcher qu’une quinzaine de kilomètres dans la journée. Il était donc bien difficile de se caler sur ces contraintes. Je n’ai donc pu assister qu’à une messe à Bordeaux (venant du Bouscat, c’était parfait), une profession de foi attristante dans les Landes, un office à l’ermitage Lamourous, un office au monastère de Zortza-Bolibar, une messe à Santander, un début seulement de messe à l’église San Salbador eliza à Getaria, car la messe était en basque alors je ne comprenais rien et je suis parti (vous avez dit église catholique ?) et c’est tout. Il faut dire aussi que j’ai fait l’impasse sur la cathédrale de Santiago de Compostela pour ne pas avoir à me soumettre à la stupide injonction de porter la muselière sociale.

Mes lectures

Je voulais enfin « en profiter pour faire de la théologie en marche ». Je n’ai finalement écouté aucun texte dans mes écouteurs avec mon téléphone portable, mais j’ai lu quelques livres religieux de près ou de loin :

  • L’oblat [1906] de J.K. Huysmans, que j’avais emporté avec moi et laissé au Prieuré de Cayac, à Gradignan
  • La fin de la chrétienté [2021] de Chantal Delsol, acheté à Bordeaux
  • La formule de Dieu [2006] de J.R. dos Santos, trouvé dans une boite-aux-livres dans les Landes
  • La réforme liturgique en question [1992] de Klaus Gamber, trouvé dans la cathédrale de Bayonne
  • El Zohar, acheté à Bilbao
  • Del sentimiento trágico de la vida [1912] de Miguel Unamuno, acheté à Santander
  • Le Jeu des perles de verres [1948] de Hermann Hesse, que je considère comme un livre religieux, trouvé dans un rayon de livres de l’auberge Ponte Ferreira dans la province de Lugo

Mon rituel

Au final, aux marges de la maigre présence de l’Eglise, je me suis inventé mon propre rituel. J’avais apporté sur les conseils d’un oncle, une bougie de 428 g que je faillis laisser à Line à son départ, considérant ce poids superflu dans mon sac-à-dos. Après le départ de celle-ci, et comme je continuais à chanter dans les églises désertées, j’ai pris l’habitude d’allumer la bougie le temps de mon passage. Peu à peu, vint l’idée que je mettais la lumière dans ces églises, comme un fil d’Ariane sur mon chemin, que je la ferais brûler au fur-et-à-mesure du trajet, et que je terminerais de la faire brûler dans la cathédrale de Santiago de Compostela. Il se serait alors agit d’un échange : j’aurais apporté la lumière dans le chemin depuis Poitiers, depuis les terres de Saint Hilaire et de Sainte Radégonde, et au final de mes pérégrinations, j’aurais demandé à l’apôtre Santiago de me donner la sienne au fond de mon cœur.

Malheureusement, comme les églises étaient fermées en Espagne, la bougie resta assez épaisse, n’ayant que peu le temps de la consumer. Elle me servit plus pour m’éclairer la nuit, soit sur le chemin à mon départ en pleine nuit de Santiago de Compostela, soit lors de mes bivouacs sur la plage à Muxeco (juste avant Muxia) ou à la plage Mar de Fóra (communément appelée “Hippie Beach”) lors de ma dernière nuit de pèlerinage, au retour du phare et du kilomètre zéro. J’ai fini par l’allumer sur la plage, le lendemain de la fin de ma marche, à Fisterra, alors que j’étais dans un groupe de marcheurs qui avions tous terminé notre chemin la veille ou le jour-même. Elle nous a éclairé une dernière fois après le coucher du soleil, et je lui ai fait comme une petite loge.

Il ne me semble pas tout à fait anodin que le final se soit passé comme cela. Au lieu de la laisser dans le bâtiment d’une institution établie, je l’ai laissé dans la nature, au milieu de gens souvent perdus, qui ont abandonné l’Eglise pour de vagues religions orientales baignées dans la société de consommation ou qui adhèrent inconsciemment à l’idée que l’humanité (chrétienne) est entrée dans un troisième âge où l(e Saint) Esprit souffle sans ne plus avoir besoin de dogme, d’édifices religieux ou d’ecclésiastes. Une sorte d’humanité adolescente qui se croit adulte parce qu’elle vit sur la rente architecturale et morale de l’Eglise mais se croit émancipée d’elle2Comme les jeunes des années 70 vivaient de la société que leurs bourgeois de parents avaient créée, avant de redevenir des consommateurs dans les années 1980, des boursicoteurs dans les années 1990, des peureux dans les années 2000 et d’infâmes vieux lâches prêts à tout sacrifier pour vivre six mois de plus leurs vies de crétins matérialistes dans les années 2020… Nous sommes des parasites qui vivons de la rente civilisationnelle bâtie par nos ancêtres, nous profitons de l’aura du passé sans vouloir payer le prix de la grandeur, voulant l’image de la religion sans accepter la religion…. Ayant conscience de tout cela, je l’ai quand même fait. D’une part parce que l’Eglise m’a déçu et que je n’ai pas voulu me soumettre à la stupidité ostentatoire pour déposer la bougie dans la cathédrale de Santiago, d’autre part, parce que je me faisais la réflexion que, si à d’autres périodes noires de la chrétienté, l’Esprit s’était réfugié dans les monastères et loin du Vatican, voire dans les catacombes aux premiers temps, il se pourrait que l’Esprit3Au moins en Europe et dans les Amériques, car il se pourrait que ce soit l’Orthodoxie qui sauve de l’extérieur notre civilisation, grâce à la Russie, mais ceci est une autre histoire qui dépasse ces réflexions. se soit caché au milieu des derniers hippies et dans leurs grottes, dans leurs cabanes de fortune, comme en exil sur ses propres terres, que, sans cautionner ce qu’ils pensent, il se soit réfugié auprès d’eux, en attendant les jours du rétablissement du royaume. Jésus n’a-t-il pas commencé par convertir des pêcheurs de bonne foi et des gens de peu ? Comme Chantal Delsol écrivait qu’il faudrait apprendre à vivre dans un monde où la Chrétienté ne dirigerait plus la société, sinon Lucifer, peut-être qu’au sein des lucifériens les plus naïfs et les plus purs, l’Esprit pourrait attendre son heure comme le grain de sénevé. N’ayant pas trop le choix, j’ai fait ce pari et laissé cette bougie pour que d’autres personnes puissent la finir après leur coucher de soleil à eux.

Pistes pour un vrai pèlerinage de Santiago de Compostela

Dans la descente entre Pola de Allande et Berducedo, nous avons croisé un groupe 54 adolescents d’une école catholique de Valencia, qui écoutait leur professeur avant de s’élancer dans le chemin jusqu’à Santiago. Nous les croiserions tous les jours jusqu’à Melide et l’arrivée sur le chemin français, et ce fut un plaisir de côtoyer ces jeunes gens. Ayant dormi une fois dans le même hôtel qu’eux (mais eux étaient en dortoirs et moi sous tente, au Piñeiral), j’ai vu que le matin ils avaient un cercle pendant lequel le professeur leur donnait les consignes du jour, revenait sur la vie du groupe et où il priait. Même chose le soir une fois tout le monde arrivé de l’étape. La journée, comme me l’appris Andrea, ils avaient vœux d’« austérité » et n’avaient pas le droit d’utiliser de l’argent, se contentant de ce qu’on leur donnait à manger et d’eau. Le soir, ils cuisinaient et devaient faire la vaisselle à tour de rôle.

J’ai trouvé cette façon de faire idéale. Non seulement ils étaient en groupe pour la convivialité, ils partageaient une épreuve parfois dure pour certains qui souffraient véritablement, mais avait aussi une dimension spirituelle à ce chemin.

Je pense donc que pour entamer ce chemin de la meilleure manière, il faudrait monter un groupe encadré par une personne d’église, et surtout

  1. avoir un thème théologique à discuter régulièrement lors du chemin avec un corpus de textes et d’éventuelles rencontres à différentes étapes
  2. avoir un corpus de chants choraux à chanter ensemble le soir ou en petit groupe dans les églises, en cheminant ou sur les places de village
  3. évidemment, porter son sac et accepter le défi physique de la marche, le relatif inconfort des dortoirs (et ne pas s’isoler dans des endroits privatisés mais se mêler aux autres marcheurs dans les auberges, le soir)

Il me semble que ce n’est qu’ainsi qu’on peut rétablir ce qu’est véritablement un pèlerinage, avec sa dimension individuelle et physique, sociale et communautaire mais aussi sa dimension spirituelle sans en faire un chemin de croix doloriste. Ainsi, le physique / le corps, le mental / l’intellect, la raison, l’esprit et l’âme sont toutes les trois invités pour une belle aventure qui est aussi un très beau moyen de visiter un pays…

Photo d’entête : photo personnelle prise à Muxia, le 27 juillet 2022

Notes

  • 1
    Au départ, je trouvais cela inquiétant et louche. Revenu de mon chemin de 1500 km, je comprends cette envie de repartir et la frustration de ne pas avoir tout vu, mais pas de là à faire du chemin de Compostelle un mode de vie…
  • 2
    Comme les jeunes des années 70 vivaient de la société que leurs bourgeois de parents avaient créée, avant de redevenir des consommateurs dans les années 1980, des boursicoteurs dans les années 1990, des peureux dans les années 2000 et d’infâmes vieux lâches prêts à tout sacrifier pour vivre six mois de plus leurs vies de crétins matérialistes dans les années 2020… Nous sommes des parasites qui vivons de la rente civilisationnelle bâtie par nos ancêtres, nous profitons de l’aura du passé sans vouloir payer le prix de la grandeur, voulant l’image de la religion sans accepter la religion…
  • 3
    Au moins en Europe et dans les Amériques, car il se pourrait que ce soit l’Orthodoxie qui sauve de l’extérieur notre civilisation, grâce à la Russie, mais ceci est une autre histoire qui dépasse ces réflexions.

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